Porte close
-Nadia, c’est terminé.
C’est la seule chose que je comprends. C’est la seule chose qui me reste en tête et qui tourne en boucle dans mon esprit. Je fais fi des phrases qu’il me dit ensuite. Les « C’est moi, pas toi » et les clichés dans ce genre, je les connais tous, mais aucun ne peut guérir mon petit cœur ou même atténuer ma douleur. La seule personne en qui j’avais confiance m’abandonne sans même se soucier de notre passé ou de notre histoire. Celui à qui j’ai confié mes pensées secrètes, mes peines, mes terreurs, mes moments de bonheur et, surtout, mon cœur, vient de me rejeter. En pensant à cela, les larmes me montent aux yeux avant de glisser lentement sur mes joues. Personne ne devrait avoir à perdre un être aimé et surtout pas pour les raisons qu’il m’a données. Avant de déchiqueter mon cœur, il m’a dit que je n’étais pas assez intelligente pour lui. Puis, juste après l’acte fatidique, il a ajouté que ce n’était pas de ma faute, que c’était seulement parce qu’il ne se sentait pas assez bien pour moi. Quelqu’un peut-il m’expliquer où se trouve la cohérence dans cette situation?
Je sors de ma torpeur en voyant tous les étudiants réunis dans le couloir et me fixant de leurs petits yeux méchants. Incapable de supporter leur regard plus longtemps, je me sauve en courant en direction des toilettes. Je m’engouffre dans la pièce et je m’installe derrière la porte sécurisante de l’une des cabines, sans pour autant la verrouiller. Roulée en boule au sol, je pleure toutes les larmes de mon corps, me sentant faible et démunie. Puis, alors que je commence à me dire que je devrais me lever parce que je fais plus que pitié, j’entends la porte battante des toilettes ouvrir et je vois dans le miroir le reflet de mes trois amies, celles avec qui je passe tout mon temps libre. Je me lève et m’élance vers elles, m’attendant à me faire accueillir dans leurs bras réconfortants, mais, avant même que je ne puisse comprendre ce qui m’arrive, je me retrouve par terre, poussée par Elijah, celle que je considère comme ma meilleure amie.
-Pour qui te prends-tu? Tu me sautes dessus comme une furie alors que tu viens de te faire jeter par le joueur de soccer vedette? Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne, ma vieille. Tu le savais, en traînant avec nous, que la condition était le maintien de ta relation. Maintenant, tu nous excuseras, mais nous allons magasiner. On ne veut pas te ressembler, pas avec les guenilles que tu portes.
Elles se retournent et s’en vont, me laissant de nouveau seule avec un cœur brisé. Quand la cloche annonçant le début des cours sonne, je me lève péniblement, me dirige vers le miroir, arrange ma figure et sors des toilettes pour me rendre à mon cours. Mon retard me vaut une retenue et mon échec à un examen dont nous venons de recevoir les notes donnera probablement à mes parents une autre bonne raison pour me crier après toute la soirée. De nouveau, les larmes me montent aux yeux et, lorsque la fin du cours est annoncée, je me rends, tel un zombie et sans trop réfléchir, à la classe de l’un de mes anciens professeurs. Celui-ci m’a énormément aidée lorsque j’ai failli commettre un acte irréparable. Alors, quand j’arrive dans la pièce où se trouve habituellement ce professeur de mathématique si gentil, je me trouve de nouveau vide de sentiments. J’avais oublié. Il ne reçoit plus d’élève parce que, selon ses supérieurs, sa relation avec ses élèves était trop développée. Sa porte est fermée et elle le restera.
Puis, je me rends compte que je ne peux plus supporter cela. Je ne peux plus supporter le fait d’être bousculée et maltraitée à la maison, de ne plus pouvoir compter sur mon petit copain pour me soutenir, de ne plus avoir d’amies à qui en parler, de ramener des résultats médiocres à mes parents et, plus que tout, de ne plus avoir d’adulte qui m’écoute et qui me conseille. Un adulte en qui j’aurais confiance, pas un psychologue, mais quelqu’un qui m’offrirait son opinion et qui m’empêcherait de faire les mauvais choix, sans pour autant m’imposer ses choix.
Quelqu’un comme mon ancien professeur.
En réfléchissant à cela, je cours à toute vitesse, me faufilant entre les étudiants me lançant des insultes à mon passage. Leurs paroles m’atteignent, même si je ne vais jamais l’avouer à personne. De toute façon, je n’en aurai pas le temps.
Sans surprise, je me rends compte que mon instinct aura fait s’arrêter ma course folle près d’une falaise, à plusieurs kilomètres de l’école. J’ai couru longtemps, assez pour que quelqu’un ai eu le temps de remarquer mon absence, mais je ne m’en préoccupe pas, trop obnubilée par le vide s’étalant devant moi. Alors, je lève les deux bras, formant une croix avec mon corps, et je laisse le vent fouetter mon visage. Puis, décidant que c’est parfait comme dernière sensation, je me laisse tomber dans le vide me semblant infini, laissant l’impression de voler m’envahir.
Quelques jours plus tard, le corps de la pauvre Nadia est retrouvé, mutilé par l’atterrissage violent. À l’enterrement de l’adolescente, toutes les personnes présentes affirment avoir été proches de Nadia. Ils disent qu’ils l’aimaient de son vivant et qu’ils ne comprennent pas la raison de son acte.
Si seulement elle avait pu se délivrer de ses pensées noires en parlant de ses problèmes à quelqu’un…